By akademiotoelektronik, 29/11/2022
Exclusif : la carte des sabotages des antennes 5G
[1/3] Cette enquête sur les actes de sabotage contre les infrastructures de télécommunication et contre le déploiement de la 5G comporte trois volets. Demain, nous publierons l’interview de trois saboteurs : quel sens politique donnent-ils à leur action ?
C’est un mouvement qui avance en souterrain, loin des projecteurs, une révolte profonde qui se répand en France. Depuis deux ans, les actes de sabotage contre les infrastructures de télécommunication et contre le déploiement de la 5G se sont multipliés. Des antennes-relais sont incendiées, des câbles de fibre optique sectionnés, des pylônes déboulonnés. Dans la nuit, des personnes brûlent des engins de chantier, s’attaquent avec des disqueuses aux relais téléphoniques ou détruisent à coup de masse des armoires électriques. Rien qu’au mois de novembre dernier, trois antennes sont parties en fumée à Saint-Héand dans le département de la Loire. Quelques jours auparavant, à Toulouse, quatre camionnettes d’une entreprise d’installation de fibre optique étaient enflammées. Dans le Gard, entre Salindres et Barjac, des milliers de personnes ont été privées d’internet après que des câbles aient été coupés à la hache.
Découvrez sur notre carte les sabotages répertoriés par Reporterre :
Prise isolément, chacune de ces affaires pourrait s’apparenter à un simple fait divers. Mises bout à bout, elles tissent, au contraire, la toile d’un récit commun. Ces actions apparaissent dans leurs revendications comme autant de refus de vivre dans une société hyperconnectée, autant de résistances frontales à la numérisation du monde.
Des centaines de sabotages ont été réalisés ces dernières années. Depuis plusieurs mois, Reporterre les répertorie un à un, au gré de leur apparition dans des articles de la presse quotidienne régionale ou sur des sites de revendications et d’informations anarchistes comme Attaque ou Sansnom. Entre janvier 2020 et décembre 2021, nous en avons compté, sourcé et analysé 140 sur tout le territoire. Ils sont probablement plus nombreux. En mai 2021, un rapport interne du ministère de l’Intérieur recensait déjà 174 actes de sabotage en un an. Ce document, dont France Inter a pu se procurer une copie, n’a pas été rendu public. Malgré nos demandes, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité nous le communiquer.
De leur côté, les opérateurs de Télécom tiennent aussi le compte. « Chez Orange, environ une antenne par semaine est la cible de vandalisme », confiait en septembre à La Tribune Cyril Luneau, le directeur des relations avec les collectivités locales. Au total, en deux ans, Orange aurait subi 130 attaques dont 61 sur des sites de téléphonie mobile.
- Les vendeurs de 5G n’ont pas hésité à en faire massivement la publicité, comme ici dans la capitale. © Laury-Anne Cholez / Reporterre
Il est difficile d’avoir une vision exhaustive du nombre global de sabotages. Les opérateurs comme les autorités restent frileuses quant à leur communication. « Il s’agit même plutôt de ne pas trop ébruiter ces éléments afin d’éviter de donner des idées à certaines personnes », nous explique par courriel Ariel Turpin, le délégué général de l’Avicca (l’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel). Leur crainte est fondée : dans un sondage IFOP, publié en septembre 2020, pas moins de 20 % des personnes interrogées se disaient favorables à la destruction des antennes-relais 5G.
Depuis vingt ans et les fauchages d’OGM (organismes génétiquement modifiés), la France n’avait pas connu une campagne de sabotage aussi massive. Les professionnels de la téléphonie sont plus qu’inquiets. Ils évoquent, dans la presse, un « fléau contre des chantiers vitaux de la nation ». Le patron d’Orange Stéphane Richard invite même à « purger »le débat pour éviter un « Afghanistan de la téléphonie mobile, où il faudra se battre pylône par pylône, commune par commune pour essayer de mettre la 5G ». Vincent Cuvillier, le président de l’Ofitem (Association française des opérateurs d’infrastructure de téléphonie mobile) n’hésite pas à parler de « terrorisme numérique ». La surenchère est de mise. Dans Le Figaro, une journaliste décrit les saboteurs comme « une pseudoarmée secrète levée contre la 5G avec de possibles connexions à l’étranger ».
200 000 € le pylône
Les dégâts occasionnés ont effectivement de quoi leur faire peur. D’après les calculs de Reporterre, le préjudice total de ces sabotages dépasse les dizaines de millions d’euros. « Un pylône d’antenne-relais coûte environ 200 000 euros, confirme à Reporterre Michel Combot de la Fédération française des Télécoms. S’il est détruit, il faut ajouter le coût de l’enlèvement. Pour les transformateurs et les équipements électriques, cela va dépendre du degré de dégradation, ce n’est pas la même chose si c’est une armoire électrique qui est incendiée ou juste un câble qui est coupé. » Dans certains cas, les dégâts peuvent atteindre plusieurs millions d’euros. C’est le cas notamment, à Grenoble en janvier 2020, lorsqu’un site d’Enedis avait été incendié avec une dizaine de véhicules ou encore, en mai 2020, lorsque deux antennes dans le Jura avaient été brûlées. Le site n’avait pas pu être remis en service.
De manière générale, les opérateurs rechignent à dévoiler le montant réel de la facture. Vincent Cuvillier s’avère tout de même un peu plus prolixe. « Si vous prenez en moyenne 200 000 euros par site et que vous multipliez par les 174 actes de dégradation [du rapport du ministère de l’Intérieur], on ne contestera pas le chiffre », déclare-t-il à Reporterre. Soit 34,8 millions d’euros.
Des millions de personnes touchées
Au-delà de ces coûts, les conséquences de ces actes sont également importantes. En septembre dernier, une partie du Tarn a été coupée des réseaux après l’incendie de plusieurs antennes-relais. 52 000 abonnés de Bouygues et de SFR ont été privés de service téléphonique pendant plusieurs jours. En janvier 2021, l’incendie d’un émetteur près de Limoges par un mystérieux« comité pour l’abolition de la 5G et de son monde » avait privé 1,5 million de personnes de télévision et de radio. Un mois auparavant, à proximité de Marseille, un autre incendie avait empêché 3,5 millions de personnes d’accéder à la télévision. Les sabotages touchent aussi de grandes entreprises. À Saint-Héand, dans la Loire, c’est une usine Thales qui n’a pas pu fonctionner correctement pendant plusieurs jours après l’incendie d’une antenne-relais.
Notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux, a raconté dans Reporterre comment une série de sabotages coordonnés a paralysé la vallée de la Drôme où elle habite. Le réseau téléphonique ne fonctionnait plus, les distributeurs de billets et les paiements par carte bleue non plus. Cette panne gigantesque est « matière à réflexion », écrivait-elle. « Pendant un instant, les rouages du numérique qui régissent nos vies ont été grippés. Le buraliste se désolait de ne plus pouvoir vendre de jeux à gratter. Les fumeurs cherchaient nerveusement des pièces dans le fond de leur poche pour s’acheter un paquet. Des restaurateurs, déjà fermés pour cause de Covid, ne recevaient plus les commandes à livrer. Les commerçants sur le marché écrivaient des reconnaissances de dette sur des bouts de papier. On naviguait entre exaspération et joyeux bazar. Il a suffi d’un incendie pour bloquer une grande partie de l’activité. »
- « Remplacer la cinq G par le point G » sur une affiche dans les rues de Paris. © lw
Depuis plusieurs années, les saboteurs ont identifié les antennes-relais comme étant les nœuds névralgiques par lesquels transitent les flux économiques et se développe le technocapitalisme. Des bulletins anarchistes parlent de « cordon ombilical », d’autres sites de « talons d’Achille ».
Les premières attaques de grande envergure ont commencé dès 2017, avec une série de sabotages en Auvergne-Rhône-Alpes, revendiquées par un groupe défini comme « libertaire »par la presse. Le mouvement s’est poursuivi en 2019 avec de nombreux sabotages menés par des Gilets jaunes, notamment en Alsace et dans la Nièvre. « La question de la fibre et des antennes-relais était déjà pas mal discutée dans les assemblées de Gilets jaunes », confie à Reporterre un ancien membre du mouvement. « Beaucoup de tutoriels circulaient sur les réseaux sociaux et dans les manifs pour expliquer comment détruire des radars, saboter des compteurs Linky ou des antennes. À l’époque, c’était déjà vu comme une manière de desserrer l’emprise de l’État, de casser la surveillance et de bloquer les flux économiques », raconte-t-il.
En France, on ne compte pas moins de 50 000 antennes 4G et 18 994 antennes 5G actives. La majorité sont installées sur des terrains isolés qui se prêtent difficilement à la surveillance, et sont donc, de leur propre aveu, facilement attaquables : « Ce n’est pas réaliste aujourd’hui de dire que nous allons installer 66 000 caméras de vidéo-surveillance sur toutes les antennes. Et soyons clairs : quelqu’un qui veut entrer et détruire un site isolé pourra le faire », dit Vincent Cuvillier. Et les modes d’emplois se multiplient sur les sites spécialisés, à base de chiffons, de bidons de kérosène, d’allume-feu et de briquets.
Une dynamique stimulée par la pandémie
Mais c’est véritablement au cours de la pandémie de Covid-19 que ces sabotages ont pris de l’importance et commencé à inquiéter les autorités. Un article du Parisien publié en mai 2020 dévoilait une note confidentielle du Service central du renseignement territorial (SCRT) qui a comptabilité une vingtaine d’attaques au cours du mois d’avril. « L’ultragauche a l’expérience, dit un gradé de la gendarmerie au journal. Ils ne laissent pas de trace, sont difficiles à remonter, mais tout mène à eux. »
Plusieurs appels venus du milieu anarchiste invitent en effet à passer à l’action. « À l’heure où tout le monde ou presque vit confiné dans une bulle domotique connectée à la matrice comme un ersatz de vie, que se passerait-il si un pylône haute tension facile d’accès venait à tomber par terre », s’interrogent des militants.
D’autres invitaient à « renouer avec l’action directe » au vu des échecs des dernières mobilisations dans la rue, notamment, contre la 5G. Après avoir évoqué un contexte répressif inédit et une impossibilité de se faire entendre par des moyens traditionnels, plusieurs textes engagent ceux qui le veulent à créer un mouvement de « résistance concrète, et pas seulement symbolique », pour « reprendre l’avantage dans la guerre sociale actuelle », à travers des actions de sabotage et de dégradation.
Le contexte politique est en effet propice au retour de l’action directe : d’un côté le gouvernement est passé en force sur la 5G, de l’autre le mouvement d’opposition citoyen patinait depuis le début de la contestation de cette technologie imposée. Les recours juridiques comme les demandes de moratoire n’ont pas obtenu la moindre inflexion dans la mise en place de la 5G.
Contacté par Reporterre, le délégué général de l’association Agir pour l’environnement Stephen Kerckhove observe : « Je n’ai aucun étonnement à voir des gens prendre leur clé à molette. À l’instant où les canaux légaux et institutionnels classiques des associations peinent à obtenir des résultats, ça se décale forcément sur du sabotage. C’est une photographie de notre incapacité collective et de l’irresponsabilité du gouvernement. Cela engendre légitimement une rage folle, je comprends que des gens puissent se mobiliser ainsi. »
Au sein du milieu écologiste, le constat est assez similaire. Le réalisateur Cyril Dion, ancien garant de la Convention citoyenne pour le climat — qui avait d’ailleurs demandé un moratoire sur la 5G — assure aussi « comprendre que des gens en arrivent à ces extrémités ». Le sabotage « peut être utilisé en dernier recours, pour créer un rapport de force, même si l’idéal est évidemment la voie démocratique. Ce qui importe, c’est d’articuler les stratégies », confiait-il naguère à Reporterre. Pour l’historien des sciences François Jarrige, cette situation n’a, en réalité, rien d’étonnant. « Les sabotages se multiplient quand les formes de négociation plus institutionnelles sont en crise », explique-t-il à Reporterre. « C’est précisément au moment où les choix techniques sont encore incertains et pas totalement enracinés dans les imaginaires et dans les institutions qu’il est possible d’agir. Il s’est passé la même chose avec les OGM, le nucléaire, mais aussi avec la voiture à ses débuts, et la mécanisation industrielle au XIXᵉ siècle. Aujourd’hui, c’est le tour des infrastructures de communication numérique. »
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