Par akademiotoelektronik, 03/10/2022
Casse-Noisette, jugé raciste, survivra-t-il à l'ère de la «cancel culture ?»
A l'approche des fêtes de Noël, on passe en boucle les mêmes films - Sissi impératrice et Le Père Noël est une ordure entre autres - , on joue les mêmes pièces de théâtre, on danse les mêmes ballets. Casse-Noisette en tête. Sauf au Staatsballett de Berlin, où l'œuvre de Piotr Ilitch Tchaïkovski n'apparaît pas au programme. Et pour cause: la directrice par intérim de l'institution, Christiane Theobald, juge le spectacle raciste.
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«Nous devons nous demander si des éléments de l'époque de la création posent problème», a expliqué Theobald, qui considère que production contient des stéréotypes ethniques. À l'acte II du ballet, au «royaume des délices», plusieurs nationalités sont présentées à travers des mets et des chorégraphies typiques: la danse espagnole (le chocolat), la danse arabe (le café), la danse chinoise (le thé) et la danse russe (Trépak). Ce sont la deuxième et la troisième qui sont ainsi mises en cause, la danse arabe représentant notamment un danseur entouré de dames issues de son harem.
«Pratiques obsolètes et discriminatoires»
L'initiative a créé du remous en Allemagne. Elle a suscité l'enthousiasme de la radio publique BR-Klassik, laquelle précise que ce n'est pas l'œuvre de Tchaïkovski qui est mise en cause mais la chorégraphie de Marius Petipa. Un raisonnement de jésuite dans la mesure où ladite chorégraphie date de la création du ballet en 1892. A contrario, le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung interroge, lui, le respect dû au public: «Selon un podcast du Staatsballett, le public n'est pas encore prêt à bien comprendre ce qu'il voit sur scène. […] À quel point la science de la danse considère-t-elle le public de la danse comme stupide ou même raciste ?», peut-on lire dans les colonnes du journal.
La volonté de Christiane Theobald a également indigné la violoniste sino-canadienne Zhang Zhang: «Ceux qui prétendent que Casse-Noisette est raciste envers les Chinois sont ignorants et arrogants: les compagnies chinoises le présentent régulièrement au public chinois, le véritable acte raciste c'est l'interdiction de ce ballet en notre nom», s'est-elle insurgée.
La décision du Staatsballett de Berlin s'inscrit dans le cadre de l'engagement pris par l'institution de revoir son répertoire et de mettre au jour des «pratiques obsolètes et discriminatoires». Cette volonté a été clairement exprimée au moment où la danseuse française Chloé Anaïs Lopes Gomes, noire de peau, avait dénoncé le racisme dont aurait fait preuve sa maîtresse de ballet à son encontre: «Le lendemain de mon audition [au Staatsballett, NDLR], raconte la ballerine, la maîtresse de ballet a dit, à un de mes collègues danseurs, qu'elle pensait que c'était une erreur de m'engager, qu'une femme noire gâche l'esthétique. Cette même femme a passé les deux années suivantes à me discriminer.»
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Consultation des communautés concernées
Depuis les révélations de la danseuse, la compagnie berlinoise s'est engagée à lui verser une compensation financière de 16.000 euros et à lui prolonger son contrat d'un an, alors que celui-ci devait s'achever en juin 2021. Une série de mesures contre les discriminations ont également été prises, dont fait partie le réexamen du répertoire afin d'ouvrir les yeux «des interprétations obsolètes et discriminatoires, de voir et de réévaluer les traditions sous un jour nouveau et avec une conscience différente», décrivait l'institution dans un communiqué.
Les Berlinois passionnés de danse pourront se consoler avec le Don Quichotte, selon la chorégraphie du même Marius Petipa, mis en cause pour son Casse-Noisette, et dont on fête, cette année, le bicentenaire. Le spectacle n'est pourtant pas exempt de problèmes du genre. Une danse de «gitanos», présente dans la mise en scène, fait l'objet de discussion avec les représentants des communautés Sinti et Roms afin d'obtenir leur bénédiction.
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En novembre, d'autres compagnies se sont également empêtrées dans des réorganisations du Casse-Noisette afin d'éliminer les «éléments caricaturaux» de la danse arabe et de la danse chinoise, comme le Scottish Ballet et le Royal ballet, deux des quatre compagnies nationales du Royaume-Uni, rapporte The Daily Mail . Dans la version originale du ballet, deux enfants étaient noircis au deuxième acte, ce qui a suscité des cris d'orfraie dès 2015.
«Dans un processus continu de discussion avec les membres de la compagnie et les invités, le Royal Ballet s'efforce chaque saison de créer un environnement inclusif pour ses interprètes et son public», a fait savoir l'institution. Laquelle a décidé de supprimer la présence des trois ballerines dans la danse arabe, privilégiant un duo homme/femme afin de «créer un environnement inclusif pour les artistes et le public».
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Du côté du Scottish Ballet, il a été décidé, dès le début du mois de novembre, de supprimer les éléments litigieux après qu'un examen a révélé la «prolifération de stéréotypes raciaux» dans certaines scènes. En 2020, l'institution écossaise faisait acte de contrition, considérant que ses cinquante ans d'histoire «incluaient un contenu artistique obsolète et raciste». Dans un article publié sur le site internet de la compagnie, intitulé «Black Lives Matter : comment le Scottish Ballet s'attaque à l'antiracisme dans le ballet», la troupe se flagellait d'autant plus qu'«en examinant [leur] propre histoire, en comprenant et en acceptant la manière dont le Scottish Ballet a fait partie du racisme institutionnel et systémique et en a bénéficié, [ils espèrent] encourager les autres à faire de même».
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