Par akademiotoelektronik, 31/10/2022
Futur du travail : qu'est-ce qui différencie un humain d'une machine ?
PublicitéINTELLIGENCE ARTIFICIELLE“Nous sommes des êtres de liens”
L’être humain peut-il se définir par son ADN ?
Mohamed Benahmed (endocrinologue, directeur de recherches à l’Inserm, entrepreneur, spécialiste en épigénétique et médecine prédictive) : C’est ce qu’on a longtemps cru ! Jusque dans les années 2000, on pensait que tout était écrit, prédéterminé à l'intérieur de nous dans notre code génétique. Mais quand on a enfin ouvert le grand livre du génome, de la vie, on s’est rendu compte que ce n’était absolument pas le cas : ce que nous sommes, individuellement, n’est pas contenu dans notre code génétique, tout n'est pas écrit, c'est le monde extérieur qui nous fait évoluer à travers nos modes de vie. Le monde extérieur nous fait à 90%, la génétique à 10% seulement.
Alors qu’est-ce qui fait l’homme ?
Notre environnement va complètement formater notre génome et donc formater ce que nous sommes, physiquement et psychiquement. Quand je dis environnement, c’est l’air que nous respirons, ce que nous mangeons, mais aussi nos interactions, le stress… Il y a aussi une chose très importante, c'est que cet impact de l'environnement a lieu très tôt dans notre vie. Pendant la grossesse, bien sûr, puis durant les deux premières années de la vie. Et on se rend compte aussi que ce formatage est transgénérationnel, au moins sur deux ou trois générations : ce que nous sommes dépend au moins un petit peu de ce qu'avaient mangé nos grands-parents, par exemple. Il y a donc une responsabilité au-delà de nous-mêmes et de notre personne.
Vous dites aussi que, au delà de son propre corps, l’homme est dépendant d’autres types de vie qu’il abrite… C’est-à-dire ?
On pourrait se demander “Jusqu'où sommes-nous encore des humains”, car nous abritons dans nos intestins, notre peau, notre bouche, un peu partout, des milliards de bactéries, de virus et d'autres types de vie. Rendez-vous compte : dans notre corps, il y a plus de ces bactéries que nos propres cellules ! Nous sommes un hôtel cinq étoiles à bactéries. Ce sont elles qui contrôlent à 95% notre système immunitaire : si elles ne sont pas là, vous avez le système immunitaire défaillant. En réalité, nous abritons un microbiote qui est étranger à nous mais qui nous fait : il y a une communication très sophistiquée entre ce microbiote et notre cerveau. On a constaté par exemple que, si les bactéries de notre intestin sont mal en point, nous sommes déprimés.
Donc pour vous, ce qui définit l’être humain… c’est qu’il a besoin des autres ?
Oui, l’homme est un être de liens. Au fond, nous sommes le lien que nous tissons. Avec notre environnement, les autres espèces, avec nous-mêmes.
“L’homme est un animal en devenir”
Management : Le cerveau, c'est ce qui fait l'homme ?
Pierre-Marie Lledo (chercheur en neurosciences, directeur de recherche au CNRS et directeur d’enseignement à l’Institut Pasteur) : On n'est pas humain par nos gènes, nos muscles, nos intestins ou notre squelette... car on partage les mêmes avec d'autres animaux. On est humain par notre cerveau. Parce que, même s’il y a des circuits qu'on partage avec des animaux, notre cerveau est un système bien plus complexe. E surtout parce que, lorsqu’on regarde comment le cerveau humain se développe, on voit qu'il est capable de récapituler au cours de nos 25 premières années d’existence les millions d'années par lesquelles l’homme est passé. En clair, à la naissance, nous sommes équipés de circuits automatiques. Comme ceux du lézard. C’est ce système qui fait par exemple que, quand je vais monter les marches d'un escalier, si je m'essouffle, la pression partielle en oxygène diminue et mon cerveau va donc lancer une commande pour mieux ventiler. Puis, au cours de notre développement, vont arriver les systèmes qu'on appelle limbiques, qui correspondent à la sphère émotionnelle et affective et tout ce qui touche au rapport à l’autre. Et c’est cela qui nous permet, avec les autres, d’acquérir en cours de vie les compétences et connaissances que nous n’avons pas à la naissance.
Comme pour la génétique alors, vous dites que notre cerveau est livré “vierge” et que c’est notre environnement qui fait ce que nous sommes ?
Exactement : à la naissance c’est un peu comme si nous étions un superbe ordinateur mais sans logiciel. Le propre de l’être humain, c’est qu’il est un animal en devenir : il peut développer des talents, des compétences au cours de sa vie. Il va cultiver son cerveau, le développer à travers les autres. Le fait d’avoir des compagnons, de faire partie d’un collectif va lui permettre de se développer.
Nous ne sommes donc rien sans les autres ?
Lorsque nous naissons, nous ne sommes pas achevés, nous sommes donc vulnérables. Un poulain, vingt minutes après être venu au monde, est capable de suivre la horde, son cerveau est bâti et il peut s'en sortir tout seul. Pour l’homme, ce n'est pas le cas. Pour survivre, nous avons donc dû trouver un contre-feu : inventer un cerveau social. C’est pour cela que notre cerveau nous dote de la capacité à nous glisser dans la peau de l'autre, ce qu’on appelle la compassion, l'empathie. C’est ce qui permet la transmission sociale et culturelle. Quand je ne sais pas, je m'appuie sur le cerveau des autres. Le cerveau humain est une chambre d'écho du cerveau de l'autre. C'est ça, le cerveau social.
On dit souvent que notre cerveau fonctionne “à la récompense”, qu’on cherche avant tout le plaisir. Est-ce cela, la quête de sens : faire plaisir à son cerveau ?
L'humain est un animal pensant et surtout désirant. Le désir, c’est la simulation mentale de la récompense à venir. C’est une des spécificités de l'humain, qu'on ne retrouve dans aucune autre espèce animale : sa capacité de se simuler un futur souhaitable. Et ce futur souhaitable, par essence, il est collectif et je le partage.
“L’homme est une machine complexe dont on ignore encore le fonctionnement”
L’homme est-il une machine comme une autre ?
Laurence Devillers (professeure en intelligence artificielle à la Sorbonne et à Paris-Saclay, spécialiste des interactions homme/machine, membre du comité national pilote d’éthique du numérique et chercheur associée à l’OBVIA (Observatoire international sur les impacts sociétaux de l'IA et du numérique) : Si l’homme est une machine, je me dis que c'est une machine extrêmement complexe dont on ignore encore le fonctionnement. Car la pensée ne se réduit pas au fonctionnement du cerveau. L'idée de base de l'IA, dans les années 1950, c'est de reproduire des capacités cognitives propres à l'humain, grâce à des machines. Et on a, en effet, réussi à acquérir des compétences incroyables en brassant aujourd’hui des quantités de données gigantissimes. Mais on n'est pas pour autant capables de fabriquer une intelligence humaine : les machines ne font que simuler ce que nous sommes. Un robot va pouvoir avoir une apparence de conversation avec vous, s’il est bien programmé, mais ça n’est qu’une simulation. Aujourd’hui, on construit des machines qui imitent l’homme, mais sans rien ressentir, elles peuvent écouter et parler, mais sans compréhension aucune des mots, et raisonner sans aucune conscience, sans pensée. Ces systèmes qui nous parlent, ils ne sont aucunement responsables de ce qu'ils disent car ils ne maîtrisent aucun raisonnement. C'est juste une construction mécanique, de plus en plus élaborée certes, dû à un algorithme.
Qu’est-ce qui différencie encore l’humain de la machine ?
Les machines n'ont pas d'intention, d'émotion, de ressenti. Elles n'ont pas de plaisir ni de désir. Elles n'ont pas cet appétit de vivre, il n'y a rien de vivant, pas de viscères, pas de microbiote… Notre corps, c’est aussi ce qui nous rend vulnérable. Cette vulnérabilité a fait déployer d’incroyables ressources à l’homme pour constamment s’adapter et survivre. C’est ça qui le pousse à aller chercher des informations à l'extérieur, à apprendre au contact des autres, dans l'interaction. Un bébé, pour apprendre, il touche, il ressent, il interagit avec les autres.Et il apprend très vite beaucoup de choses à partir de peu d’interactions finalement. Que fait la machine ? Elle ingurgite des bases de données gigantesques, son apprentissage est tout à fait encyclopédique. Elle est totalement dénuée de sens commun, d’inné, d’histoire…
Vous ne croyez pas en “l’homme augmenté”, rendu plus intelligent, plus fort, plus résistant, grâce aux machines ?
On entend en effet de plus en plus de discours transhumanistes, qui cherchent à montrer que finalement l'humain pourrait être augmenté, notamment en étant “recopié” sur une machine. Qu’il serait plus efficace parce qu'il n'aurait plus les vicissitudes de son corps. On va devenir plus intelligents, moins mortels, on va se réparer à l'envi… Mais pour moi, en réalité, cela ne serait pas une amélioration mais un appauvrissement.
Pourquoi ?
Car les machines, par leur fonctionnement même, se basent sur ce qui existe déjà, proposent des réponses standardisées et sont incapables de relationnel. Or nous avons besoin de contact entre humains, pas juste de virtuel. On a besoin d’émotions, de sensations, de construire ensemble, socialement, pour un bien-être collectif, un idéal partagé. Les machines peuvent faciliter certaines interactions, mais elles ne peuvent pas les remplacer. C’est pour cela aussi qu’il faut réguler, réfléchir à l’éthique pour savoir où est la place de l’humain et où est celle de la machine, dans un monde qui est de moins en moins réel.
“Etre humain, c’est se poser la question du sens”
Management : Comment une philosophe peut-il répondre à question “qu’est-ce qu’un être humain” ?
Flora Bernard (philosophe, fondatrice de l’agence Thae) : Je crois que la réponse n’est pas à aller chercher du côté de ce qui caractérise l’être humain, mais plutôt de ce qui le motive. Quelle est sa motivation fondamentale ? Certains philosophes nous disent par exemple que ce qui motive l'être humain, c'est la puissance, le pouvoir. Freud, lui, nous a dit que ce qui motive l'être humain, c'est la recherche de plaisir. Enfin, Victor Frankl, un contemporain de Freud, nous dit lui que non, en réalité, ce n'est ni le plaisir ni la puissance, c'est la quête de sens. L'être humain qui regarde les étoiles et se demande pourquoi il est là, voilà ce qui distingue l’humain de l’animal : sa capacité à se poser la question du sens.
Pourquoi cette quête de sens ? Parce que notre présence n’en a pas, de sens ?
C’est vrai qu’on est jeté là, on n'a pas demandé à être là, à être en vie, c'est donc à nous de donner du sens à cette vie. L'être humain est un être en devenir : "l'existence précède l'essence", nous dit Sartre. Il n'y a pas d'essence d'être humain, il se crée, il se construit, notamment par ses actions. C'est sans doute ce qui distingue aussi l’humain : sa liberté de penser, de donner du sens à ce qu'il vit.
Et où trouve-t-il du sens ?
Il y a trois choses sources de sens : la première, c'est la capacité de créer du nouveau, d'être à l'initiative de, de pouvoir dire "je", d'être sujet dans une action. La deuxième, c'est la capacité d'être en lien, en relation, avec les autres mais aussi avec plus grand que soi. C'est pour cela que, lorsqu'on regarde les étoiles, il y a cette idée de transcendance, de quelque chose qui nous dépasse, de plus grand que nous, auquel l'être humain aime se relier. Et la troisième source de sens, c'est de pouvoir modifier son attitude. On a ce pouvoir-là et c'est là que se trouve notre liberté fondamentale.
Qu’est-ce qui distingue la pensée humaine du raisonnement d’une machine ?
C’est l’éthique. L’humain est capable de se questionner, de se demander en permanence si ce qu'il fait est bien ou pas. De se relier à des valeurs qui vont le guider. D’ailleurs, nous sommes capables de faire valoir nos valeurs même quand il y a du déplaisir, de la perte de pouvoir. L’être humain est capable de renoncer à quelque chose qui lui ferait plaisir, car quelque chose de plus grand l’aspire. Et cette chose, c'est le sens.
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