Par akademiotoelektronik, 04/10/2022

Deux ans après le Brexit, un village français à l’heure anglaise

Quelques jours avant Noël, la place principale ruisselle sous des torrents de pluie. Des silhouettes se pressent dans les ruelles pavées de la cité médiévale pour se mettre à l’abri. À Alet-les-Bains, dans l’Aude, l’hiver est humide. Au milieu de la place de la République, stoïque avec son anorak, capuche sur la tête, une grande femme blonde aux yeux clairs préfère ignorer le ciel ombrageux pour se concentrer sur les décorations qu’elle pose délicatement. Antoinette Fairhurst est considérée par tous comme « l’âme » de ce village de 390 habitants au pays du cassoulet et de la blanquette de Limoux. L’âme britannique, plus exactement, comme son léger accent ne manque pas de le rappeler.

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C’est qu’elle n’est pas la seule à avoir franchi la Manche pour s’installer ici en pays cathare, dans la petite cité thermale. Combien de Britanniques et d’anglophones derrière les portes closes de ces maisons de pierre arrachées à l’abandon pour être restaurées avec goût ? Pas de chiffres officiels, ni d’Union Jack aux fenêtres, mais ils seraient nombreux dans ce village assis aux bords de l’Aude. Seule une affichette collée sur les vitres pour la promotion de Beauty & the Beast, un spectacle de pantomime, tradition bien anglaise à Noël, indique leur présence en toute discrétion. Le spectacle, joué au Théâtre dans les vignes, un ancien chai du hameau de Cornèze, proche de Pomas, met en scène la joyeuse troupe des Troubadours britanniques de Limoux, dont certains vivent à Alet-les-Bains.

Que sont-ils tous venus chercher bien loin de leur Angleterre natale ? Pour Antoinette, « c’était le rêve de Keith (son mari, NDLR) de vivre en France ». Mais le sien ? « Pas le moins du monde », dit-elle, quatorze ans plus tard. Elle se raconte autour d’une tasse de thé dans la grande cuisine qui sert de pièce à vivre dans la belle bâtisse du XIXe siècle que le couple a restaurée pour en faire des chambres d’hôtes. Antoinette n’était pourtant pas du genre casanière. Née à Oxford, élevée à Stratford-upon-Avon, au pays de William Shakespeare, elle quitte le Royaume-Uni pour Israël, y reste dix ans. Après un divorce et deux enfants, elle rencontre Keith et l’été, ils découvrent les charmes de la France. « On ne connaissait rien de cette région, rien sur les Cathares. Mais Alet nous a séduits, on se sentait chez nous. »

Un trésor équivalent au lac Léman

À vrai dire, Alet-les-Bains n’est pas n’importe quelle cité. En 1578, son nom figure déjà sur la carte de la région, au même titre que Carcassonne. Trente-cinq évêques se succèdent dans l’abbaye bénédictine dont il ne reste aujourd’hui que des ruines. Alet a connu des périodes fastes, vivant jusqu’en 2009 de l’exploitation de ses eaux minérales riches en magnésium, et classées bien national en 1886. Un trésor équivalent en réserve au lac Léman, selon la maire, Ghislaine Tafforeau. Mais depuis, l’activité est aux arrêts et le trésor file dans la rivière.

Les trois premières années ? « Une épreuve », se souvient Antoinette. À leur arrivée, ni elle ni son mari ne parlent français, ce qui engendre quelques malentendus, notamment avec les entrepreneurs. « Je savais dire blanc en hébreu et je m’obstinais à dire levin à l’entrepreneur qui comprenait lie-de-vin. » « Le plus jeune de mes enfants avait 1 an, le plus âgé 11 ans, c’était la crise financière en 2008, on n’avait pas de travail, l’emprunt à rembourser et des travaux qui ont pris deux ans ! » Sans compter qu’en quittant l’Angleterre, Antoinette a eu le sentiment de rompre les liens avec son pays. Dans le nouveau, « tout était différent, il fallait s’adapter ».

Gerri Kimber, son amie, universitaire et spécialiste mondiale de l’écrivaine Katherine Mansfield, a connu peu ou prou le même parcours. Des vacances en France et une véritable passion pour la langue de Molière. Étudiante, Gerri venait régulièrement dans l’Hexagone. Puis, des vacances en famille en France, le coup de foudre pour Cognac d’abord, et enfin le Minervois. Aujourd’hui Gerri et son mari vivent à Antugnac, à 11 km d’Alet-les-Bains, au cœur de la haute vallée de l’Aude, d’où elle aperçoit la tour de Rennes-le-Château.

Du vin et de l’eau d’Alet

C’est aussi une histoire de cœur que Dawn Stoller, probablement la doyenne du village, a écrite avec la région. Voilà trente-quatre ans qu’avec son mari, architecte des monuments historiques, elle a posé ses bagages à Alet-les-Bains, après avoir sillonné la région en touristes. Et dormi sous la tente avec leurs quatre enfants. « Nous faisions le voyage en voiture, Ryanair n’avait pas encore ouvert ses nombreuses lignes low cost vers Carcassonne. Nous aimions visiter et découvrir. » Eux aussi ont eu un coup de cœur pour le village. Monsieur, passionné d’histoire, s’est plongé dans l’épopée cathare, et dans leur sillage, un couple d’amis est venu s’y installer.

Les conditions financières ont aussi facilité leur venue. Grâce à la livre sterling, dont le cours était très avantageux, les Britanniques investissent dans la pierre. D’abord, ils acquièrent une petite maison de pierre étroite, à l’intérieur des remparts, puis la restaurent et l’agrandissent des années plus tard, en annexant l’habitation voisine et son jardin. Devant la porte, des pots de plantes grasses résistantes au froid humide de l’hiver indiquent que la maison est bien occupée à l’année.

Deux ans après le Brexit, un village français à l’heure anglaise

Assise sur son canapé, près de la baie vitrée qui plonge dans le jardin aux couleurs de l’hiver, cette belle femme au caractère bien trempé, veuve depuis l’année dernière, se remémore leur arrivée et leurs efforts pour se fondre dans la vie locale. « Au tout début, on a rencontré un vieil homme du village à qui nous avons demandé ce qu’il fallait faire pour s’intégrer, il nous a répondu d’un ton bourru : “Obéissez à la loi, buvez du vin et de l’eau d’Alet !”, se souvient Dawn en riant. Il revenait souvent ensuite pour nous apporter des pommes de terre. Il disait d’un ton péremptoire : “Les Anglais aiment les pommes de terre !” » Dawn et son mari adoptent une approche d’intégration « en douceur ». Plein de bonne volonté, ils se joignent à l’équipe des paroissiens pour nettoyer l’église. « La première fois, l’un d’entre eux nous dit, avec un sourire malicieux : “Allez nettoyer la statue de Jeanne d’Arc au fond de l’église.” »

Les années passent et le couple se fond dans le paysage local, participe aux dîners et aux fêtes. Leurs enfants et huit petits-enfants traversent la Manche régulièrement pour les vacances, été comme hiver. Dans la cage d’escalier, une galerie de photos regorge de souvenirs de famille. La vie s’écoule, douce et heureuse.

Jusqu’au « cataclysme » du référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016. La victoire du « oui » vient chambouler la vie sereine des Britanniques d’Alet et des environs. Ce jour fatidique où le Royaume-Uni décide de dire non à l’Union européenne, Dawn ressent « beaucoup de colère envers ses compatriotes » et s’en va planter son drapeau européen devant sa porte. Le Brexit, qui divise outre-Manche les Britanniques, provoque une véritable cassure au sein de la petite communauté d’Occitanie. Qui aurait cru que le village audois compterait parmi ses habitants des hard brexiters ?

Depuis le Brexit, « l’atmosphère n’est plus la même »

Aujourd’hui, ils refusent de s’exprimer sur le sujet, comme s’il leur était difficile d’assumer leur position dans cette France malgré tout attachée à l’Europe. Les murs de la cité médiévale, qui tremblèrent au temps de la guerre entre la couronne de France et les hérétiques cathares, retentissent à nouveau de la colère des uns et de la fureur des autres. Près de six ans ont passé et « l’atmosphère du village n’est plus la même », admet une des citoyennes britanniques qui, sur ce sujet, préfère rester anonyme. Le Brexit a créé un malaise et des tensions au sein de la communauté des expatriés. Dans les dinner parties, raconte-t-on, le sujet est soigneusement évité.

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Dawn, non plus, ne s’en est toujours pas remise. « Un vrai choc psychologique, pour cette Européenne enthousiaste. Anglaise, je suis née en Belgique et, pour moi, l’Europe, c’est une grande famille de nations. On avait établi des règles et cela marchait. » Avant le référendum, elle s’est rendue à Londres pour défendre l’Europe et manifester avec plus d’un million de personnes dans les rues de la capitale britannique. Brandissant fièrement une pancarte « Mamie est pour l’Europe ».

Gerri, pour sa part, décrit « un état de choc ». « D’autant que certains Français se sont sentis offensés, comme si on leur tournait le dos. » Elle évoque l’inquiétude de certains maires de petits villages de l’Aude, adressant un e-mail à leurs administrés pour leur rappeler que les Britanniques faisaient toujours partie de leur communauté, quand bien même le Royaume avait claqué la porte de l’Europe.

Le tracas des édiles peut se comprendre. Qu’adviendrait-il de ces petites localités si nos « meilleurs ennemis » anglais les désertaient, alors qu’ils constituent une part importante de la population et font marcher l’économie ? Souvent, l’arrivée de couples encore en activité a permis le maintien de l’école. Et sauvé le village… « À Alet, nous avons 26 enfants répartis sur deux classes, une de la petite section maternelle jusqu’au CE1 et une autre classe du CE2 au CM2, avec garderie et cantine », précise Ghislaine Tafforeau, la maire. Avec sa cour plantée de platanes, à côté de l’une des nombreuses fontaines du village, l’école a vu grandir les quatre enfants d’Antoinette, et Dawn y a enseigné l’anglais.

Rayés des registres électoraux

Si beaucoup de Britanniques préfèrent l’entre-soi, ne parlant que peu le français même au bout de plusieurs années, d’autres participent activement à la vie locale et bien souvent la dynamisent. Tim Raby, à la tête des Troubadours britanniques de Limoux, est arrivé d’Oxford en 2017 en tant que pilote pour une compagnie commerciale. Aujourd’hui, il travaille au sol dans le contrôle des procédures. Comme d’autres, il a succombé au charme « du mode de vie à la française, dans une région magnifique entourée de vignes et avec toutes les commodités ». « Le Brexit, dit-il, n’a pas beaucoup changé (sa) vie. » Son seul regret ? Le cheddar, qu’il ne fait plus venir de Londres, à cause des taxes « monstrueuses ». L’Association des artistes alétois (AAA) fondée et présidée par Bernard Espeut, compte de nombreux artistes anglophones. « Si les étrangers n’étaient pas là, dit-il, le village serait moins ouvert sur l’extérieur. »

Mais pour Antoinette, l’âme du village, le coup est rude. Très intégrée à Alet-les-Bains, celle qui fait le lien entre la communauté anglophone – aux Britanniques sont venus, depuis, s’ajouter des Australiens, des Néo-Zélandais, des Américains… – souhaitait se présenter aux élections municipales, pour peser encore davantage sur les décisions et les orientations du village. Or, depuis le Brexit, les Britanniques en France ont perdu leur droit de vote et celui de se présenter aux élections locales. Un sérieux problème pour de nombreuses cités d’Occitanie et de Nouvelle-Aquitaine, qui concentraient les deux tiers des 900 conseillers municipaux de citoyenneté britannique élus en 2014.

En raison du Brexit, les Britanniques ont été rayés des registres électoraux à l’occasion des municipales de juin 2020. « Pour nous qui avons tout investi ici en France, où nous payons nos impôts, ne pas voter est difficile à accepter », avoue Antoinette. Avec Gerri, elles ont entamé leur demande de naturalisation avec un premier entretien téléphonique. « On est sur la route », clament les deux amies. Devenir française est une évidence pour Antoinette, dont les enfants, tous bilingues, naviguent entre les deux côtés de la Manche et le reste du monde. L’une de ses filles vit en Israël, l’autre espère intégrer une formation dans la police à Londres, et « les deux derniers feront certainement leur vie en France ».

Famille décomposée

Le Brexit a établi de nouvelles règles. Désormais, selon un accord réciproque entre Paris et Londres, les Britanniques résidant en France doivent obtenir un titre de séjour valable dix ans. Ceux qui possèdent une maison secondaire sont limités à un séjour de 90 jours et sont obligés de repartir trois mois au Royaume-Uni avant de revenir.

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Côté finances, les retraités, comme Dawn, doivent jongler avec les hauts et les bas de la livre sterling, qui affectent le montant des pensions. Elles sont loin les années 1997-2007, où une livre sterling s’échangeait en moyenne contre 1,5 euro, avec un pic à 1,6 entre 2000 et 2002. Acheter des maisons en France et les restaurer se révélait bien meilleur marché qu’au Royaume-Uni. Puis en 2008-2009, avec la crise financière mondiale, le cours s’est effondré. Entre 2008 et 2019, le taux de change moyen n’était plus que de 1,2 euro, une baisse de 20 % par rapport à la décennie précédente.

« Mon mari et moi avions placé nos économies dans des fonds de pensions en Angleterre. Après le Brexit, avec la chute de la livre, nous avons perdu beaucoup. Il nous a fallu faire attention, nous restreindre. Toutefois, notre vie est belle en France, nous avons travaillé dur pour cela », explique Gerri Kimber, qui continue à diriger à distance les thèses de ses étudiants à l’université et donne des conférences dans la région sur Katherine Mansfield.

Ann McLean, elle aussi, a dû reprendre une activité – elle assure des traductions et donne des cours d’anglais –, pour combler la perte de ses revenus. Pour cette Britannique d’origine, ancienne professeure de français au Canada où elle a vécu plusieurs années avant de s’installer avec son mari à Alet, le Brexit est un sujet douloureux, qui l’atteint au plus profond d’elle-même, renforçant son ancrage en France. « J’avais 14 ans quand le Royaume-Uni est entré dans l’UE, nous étions alors une grande famille. Depuis le Brexit, je me sens comme une enfant du divorce, déchirée, rejetée. Et je suis désolée pour les jeunes Britanniques qui ne pourront plus avoir accès à cet espace culturel européen. » Devenue alétoise par choix, elle demandera cette année, elle aussi, sa naturalisation.

Une nouvelle Eire

Le temps fera-t-il son œuvre, apaisant les blessures et les différends nés du Brexit ? La réconciliation pourrait en tout cas passer par la réouverture de l’épicerie d’Alet. Ce vrai projet communautaire, dans lequel les Anglophones se sont beaucoup impliqués, soulève un enthousiasme général. Elle a longtemps été tenue par Annie, une femme du cru. Mais après son départ à la retraite, les lieux sont restés désespérément vides, attendant que quelqu’un reprenne le commerce. Pour faire leurs courses, et même acheter une simple baguette, les habitants devaient prendre leur voiture et aller à Couiza, un village proche, ou à Limoux.

Les anglophones ont eu l’idée de proposer à Eleanor Spellman, dite Elie, de s’occuper de la boutique. La pétillante Irlandaise de Dublin, arrivée avec son mari il y a trois ans à Alet, a accepté, enthousiaste, la proposition et quitté l’épicerie où elle travaillait dans le village d’Espéraza.

À la mairie, où elle finalise les papiers administratifs de ce projet communautaire avec Ghislaine Tafforeau, la maire, elle raconte l’arrivée du couple à Alet : « Venus en touristes, avec un aller simple, on est restés », dit-elle avec un large sourire sous ses cheveux rouges flamboyant. Dans l’intervalle, les bonnes volontés locales se sont mobilisées : une architecte d’intérieure d’Alet a redessiné les plans du local, d’autres ont repeint les murs, d’autres encore ont donné tables, chaises, cuisinière, réfrigérateur, vaisselle et ordinateur. Le jeudi 9 décembre, l’épicerie-café-thé communautaire et bio ouvrait ses portes aux Alétois.

Les Britanniques seront-ils toujours au rendez-vous en 2022 ? Aux Marguerites, la maison d’hôtes d’Antoinette au bout de la rue Nicolas-Pavillon, du nom d’un illustre évêque de la cité épiscopale, on se prépare à accueillir à nouveau les touristes. Après une année 2020 marquée par le Covid, une fermeture de novembre à mars faute de clients, une année 2021 avec moins de touristes américains et britanniques, l’offre a été adaptée à une clientèle française.

Tout heureuse dans sa nouvelle épicerie et bien décidée à améliorer son français, Elie concocte ses petits plats pour les amateurs. Dawn se prépare à vendre sa maison, mais emportera ses souvenirs à Limoux, dans un appartement, pour préparer ses vieux jours. Mais quoi qu’il advienne, la culture sera au rendez-vous en 2022, Bernard Espeut et Ann McLean préparent pour avril une belle exposition sur la Retirada, en 1939, et en juin, le premier festival « Alet en concert » signera le renouveau de ce village franco-britannique.

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