Par akademiotoelektronik, 28/08/2022

Intelligence artificielle et contrat : vers un bouleversement des vices du consentement ?

C’est donc face au constat d’un vide juridique et éthique que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen affirmait vouloir « que l’application de ces nouvelles technologies soit digne de la confiance de nos citoyens.Nous encourageons une approche responsable de l'IA, centrée sur l’homme »[1]. C’est avec cette ambition de transparence qu’a été présentée le 21 avril 2021 une proposition de règlement européen fixant, pour les développeurs, un cahier des charges à respecter en matière d’IA de manière à garantir un cadre et une sécurité juridique aux utilisateurs européens[2]. En partie visée comme un système d’IA à haut risque, l’utilisation de l’IA en matière de gestion contractuelle interroge.

L’intégration de l’IA au-sein des processus contractuels existe aujourd’hui dans toutes les étapes de la vie du contrat. Ainsi, l’IA peut être utilisée de l’assistance à la rédaction du contrat jusqu’aux tâches de suivi contractuel, en ce compris les problématiques de résiliation. Reste toutefois que le niveau de complexité d’implémentation de l’IA dans les outils de gestion contractuelle est variable selon la substance que l’IA adresse. Une distinction peut donc être faite entre les systèmes d’IA d’assistance à la rédaction et au suivi contractuel, d’une part, et les systèmes autonomes de gestion contractuelle, d’autre part.

Intégration de l’IA et validité du contrat

La validité d’un contrat répond, aux termes du nouvel article 1128 du Code civil, aux trois conditions suivantes : (1) le consentement libre et éclairé des parties, (2) leur capacité de contracter et (3) un contenu licite et certain. Qu’en est-il alors de l’applicabilité de ces conditions, et notamment du consentement des parties, lorsque l’intelligence artificielle révolutionne les pratiques contractuelles ?

La question des vices du consentement, au sens de l’article 1130 du Code civil, semble ainsi essentielle à la lumière de l’utilisation de l’IA. Il convient toutefois de restreindre son étude à certains cas de figure. Prenons pour exemple les systèmes d’IA utilisés en matière de rédaction contractuelle, lesquels permettent en effet d’assister le rédacteur d’un acte dans l’identification des éléments à insérer au contrat et la transcription de ceux-ci à l’aide d’une clause-type. Il ne peut être exclu l’hypothèse d’une retranscription imparfaite de l’information communiquée à l’IA de sorte que le contrat pourrait se retrouver entaché d’erreur. A qui incomberait la responsabilité d’une telle erreur ?

Concentrons-nous en premier lieu sur l’hypothèse de l’utilisation d’un système d’IA dans la rédaction d’un contrat. Pour rappel, la rédaction des contrats, non revêtus de la forme authentique, rédigés pour autrui à titre habituel et rémunéré, et créateurs de droits ou d’obligations, entre dans le cadre du monopole des avocats[3]. Ainsi, l’utilisation par l’avocat d’un système d’IA dans la rédaction d’un contrat doit s’inscrire dans le respect du devoir de conseil et du principe de précaution qui s’imposent à celui-ci. Il suit que la production d’un contrat entaché d’une erreur pourrait ainsi engager la responsabilité de l’avocat en ce qu’une négligence a été commise. Il serait loisible à l’avocat dans pareille hypothèse d’intenter une action récursoire contre l’éditeur du système d’IA, au risque de se trouver confronté à d’étanches clauses de non-responsabilité. De la même manière, lorsque les parties se trouvent seules rédactrices de l’acte, le jeu des clauses de non-responsabilité des éditeurs de systèmes d’IA impliquent une responsabilité des utilisateurs – autrement dit des parties elles-mêmes – dans la vérification des informations contenues dans l’acte ainsi produit.

Reste à entrevoir les conséquences du développement des systèmes d’IA autonomes permettant la création de contrat entre un utilisateur et l’IA directement.

Un nouvel outil juridique : le « smart contract »

Intelligence artificielle et contrat : vers un bouleversement des vices du consentement ?

La vision traditionnelle du contrat, défini par l’article 1101 du Code civil comme un accord de volonté, entre deux ou plusieurs personnes, destiné à produire des effets juridiques (régime juridique établi par la réforme issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations), voit cependant son efficacité questionnée par l’arrivée de nouveaux contrats qui intègrent l’intelligence artificielle dans leur formation et leur exécution : les « smart contracts ».

Un smart contract est un programme informatique qui fonctionne dans le système de la blockchain[4]. Ces programmes sont créés par des développeurs sous la forme de conditions. Ces conditions sont ensuite vérifiées par le programme. Si elles sont respectées, elles produisent des effets préétablis par le code informatique. Ainsi le smart contract s’exécute automatiquement dès lors que les conditions préalablement définies sont remplies.

Pour sécuriser le contrat, ces informations sont inscrites dans la blockchain; les données sont dès lors impossibles à modifier ou à supprimer. La blockchain est un système de stockage et de transmission de données numériques qui fonctionne par le biais d’internet. Ce système est sécurisé car chaque utilisateur dispose d’une clé publique et d’une clé privée pour y accéder. La clé publique est connue de tous et permet de réaliser une transaction. La clé privée permet quant à elle de déchiffrer une transaction, d’où la nécessité de la garder secrète. A ce jour, les smart contracts sont en grande partie générés sur la Blockchain Ethereum.

Les smart contracts sont aujourd’hui notamment utilisés dans le domaine des assurances, de la protection des données médicales, des services financiers et de l’immobilier. L’utilisateur peut donc se trouver à conclure un contrat par un simple échange avec le système d’IA prenant le plus souvent la forme d’un dialogueur numérique (« chatbot »).

Dans le domaine des assurances, les smart contracts peuvent être utilisés aux fins d'indemnisation automatique des victimes de dommages lorsque les conditions sont réunies. A titre d’exemple, et bien que la plateforme ait été arrêtée en 2019, la société d'assurance Axa avait lancé en 2017 la plateforme Fizzy qui permettait d'indemniser automatiquement un assuré en cas de d'annulation ou de retard d'avion.

Dans le domaine de l’immobilier, l’utilisation des smart contracts pourrait s’étendre dans le cadre de locations saisonnières. Il pourrait par exemple s’agir d’un smart contract de location par lequel le locataire pourrait réserver, prendre connaissance des conditions du bail, et payer automatiquement dès son entrée dans les lieux,.

Le smart contract est donc un atout et une évolution majeure grâce à l’automatisation qu’il met en place, en réduisant par exemple le risque d’impayé au moment de l’exécution du contrat. Il favorise également une certaine sécurité technique par l’utilisation de la technologie blockchain qui ancre les termes du contrat dès sa formation, sans qu’il soit ensuite possible de les supprimer ou de les modifier. Enfin les smart contracts suppriment les intermédiaires et tiers de confiance, tels que les avocats, ordinairement nécessaires pour rédiger le contrat.

Le smart contract : un outil compatible avec le droit des obligations ?

Ces nouveaux contrats apportent-ils plus de sécurité juridique ? Le droit commun des contrats est-il adapté à ces nouveaux contrats intelligents ?

À l’heure actuelle, deux courants doctrinaux s’opposent. L’un est intimement convaincu que le droit commun des contrats issu de la réforme de 2016 est un cadre suffisant pour la formation et l'exécution des smart contracts ainsi soumis aux dispositions des articles 1101 à 1239 du Code civil[5].

L’autre est cependant plus mitigé[6]. En effet, les smart contracts peuvent être à l’origine d’une insécurité juridique, notamment au moment de leur formation. Du fait de l’automaticité, la condition posée par l’article 1128 du Code civil tenant au consentement des parties pourrait être remise en cause. Premièrement, il faudrait pouvoir s’assurer que le consentement existe dès la formation du smart contract. En pratique, cela reste difficile dès lors que les développeurs sont les seuls capables de coder les conditions du contrat. Ensuite, il faudrait pouvoir s’assurer de l’intégrité du consentement des parties, c’est-à-dire que celui-ci ne soit pas vicié. En droit français, l’erreur sur les qualités essentielles de la prestation ou du co-contractant est de nature à vicier le consentement et entraine ainsi la nullité du contrat (article 1132 du Code civil). Or dans le cas d’un smart contract, la volonté originale du contractant peut ne pas être reflétée. La qualité essentielle de la prestation, par exemple lorsqu’il s’agit d’un produit ou d’un service, peut être différente de celle attendue, et cela entraine une insécurité juridique lorsque cette qualité essentielle était déterminante du consentement.

Il suit que l’asymétrie d’information ressort comme une problématique déterminante des smart contracts au regard des incertitudes pesant sur les obligations incombant à l’IA, en particulier en matière d’obligation précontractuelle d’information. En effet, cette obligation introduite à l’article 1112-1 du Code civil force la partie détentrice d’une information qu’elle sait déterminante au consentement de l’autre partie, à lui communiquer si cette ignorance était légitime ou si cette partie faisait confiance à son cocontractant. Le manquement à une telle obligation pouvant amener à envisager un dol à l’encontre de la partie mal informée, l’insécurité juridique pesant sur les deux parties est importante.

Toutefois, l’hypothèse du dol en matière de smart contracts est délicate à entreprendre. En effet, le dol, au sens de l’article 1137 du Code civil, nécessite de démontrer la volonté de tromper de la personne à qui on l’oppose. Or, la démonstration d’une intention dolosive émanant de l’IA est peu aisée en ce qu’elle supposerait de prouver que le codage initial du système et ses composantes d’apprentissage avaient pour finalité d’induire sciemment en erreur un cocontractant. Autrement dit, comment déterminer l’existence d’une intention dolosive à travers une ligne de code ? Nul doute qu’une telle démonstration sera difficile à mettre en œuvre, d’autant plus que celle-ci pourrait ensuite être contestée par le concepteur de l’IA sur présentation de l’ensemble des éléments factuels ayant conduit le système à conclure à ces conditions le contrat avec l’utilisateur. Il serait donc question pour la partie s’estimant lésée de prouver l’existence d’un dol ,alors même que son adversaire sera en mesure de justifier in extenso ses intentions lors de la formation du contrat par simple retranscription des données recueillies par l’IA.

Il est indéniable que l’intelligence artificielle sera de plus en plus intégrée aux outils juridiques employés tant par les justiciables que les praticiens, augurant ainsi un bouleversement de l’environnement juridique du contrat, de sa formation à son exécution. Cette révolution numérique, comme toutes les autres, rendra certainement obsolète certains outils et concepts. A l’heure où les vices du consentement sont de plus en plus rarement avancés comme des fondements juridiques efficaces devant les Tribunaux, les défis soulevés par l’intelligence artificielle semblent encourager cette tendance. Reste ainsi à observer si l’immixtion de l’intelligence artificielle dans le domaine contractuel sonnera le glas de la vision actuelle des vices du consentement.

Chronique « Droit, Juriste et Pratique du Droit Augmentés »

Cette chronique a pour objectif, de traiter de questions d'actualité relatives à cette transformation. Dans un contexte où le digital, le big data et le data analytics, le machine learning et l'intelligence artificielle transforment en profondeur et durablement la pratique du droit, créant des « juristes augmentés » mais appelant aussi un « Droit augmenté » au regard des enjeux et des nouveaux business models portés par le digital.

Avec son Augmented Law Institute, l'EDHEC Business School dispose d'un atout majeur pour positionner les savoirs, les compétences et la fonction du juriste au centre des transformations de l'entreprise et de la société. Il se définit autour de 3 axes de développement stratégiques : son offre de formations hybrides, sa recherche utile à l'industrie du droit, sa plateforme de Legal Talent Management. https://www.edhec.edu/fr/ledhec-augmented-law-institute


[1] « L'UE pour une intelligence artificielle "responsable" et maîtrisée par l'humain », L'Express, 19 février 2020.

[2] Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (législation sur l’intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l’Union, https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:e0649735-a372-11eb-9585-01aa75ed71a1.0020.02/DOC_1&format=PDF.

[3] Article 54 de la loi du 31 décembre 1971, https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000039280601/

[4] Une blockchain constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Cette base de données est sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne

[5] E. Viguier, Blockchain et smart contracts : enjeux technologiques, juridiques et business : LexisNexis, CDE 2017, entretien 2

[6] Bruno ANCEL, Les smart contracts : révolution sociétale ou nouvelle boîte de Pandore ? LexisNexis, Communication Commerce électronique n° 7-8, Juillet 2018, étude 13.

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