Par akademiotoelektronik, 25/03/2023
« Dont Look Up » versus « West Side Story »: le cinéma à un tournant
Mais pourquoi ? Comme tout champion sportif, Steven Spielberg, le roi du box-office doit se repasser la fin d'année 2021 et chercher à comprendre le désamour du public pour son « West Side Story ». Au terme de son premier week-end, sa comédie musicale à 100 millions de dollars n'en avait engrangé que 10,5 millions aux Etats-Unis. Le metteur en scène le plus rentable de l'histoire du cinéma le sait d'expérience : la guillotine des guichets parfaitement aiguisée, il n'y aurait pas de second round pour « West Side Strory ». À ce jour, son film n'atteint pas la barre des 60 millions de dollars dans le monde. Le père d'«Indiana Jones» encaisse son plus violent échec depuis « Sugarland Express »… en 1974.
Pourtant le taux de satisfaction des spectateurs est bon et la critique ( y compris aux Echos ) dans son ensemble a salué son travail. « West Side Story », qui vient de remporter le Golden Globe dans la catégorie comédie musicale, n'est pas mal aimé ; il ne parvient pas à susciter de désir. On peut s'en prendre à un virus qui tient les plus fragiles éloignés des salles. Néanmoins, tandis que « West Side Story » restait cloué au sol, « Spider-Man : No Way Home » escaladait les sommets pour remplir ses salles de jeunes spectateurs et « House of Gucci » parvenait à trouver son public. Certes, ce vieux renard de Ridley Scott disposait de l'atout Lady Gaga dans son casting alors que Spielberg proposait un film dansé par une distribution de jeunes inconnus. S'était-il montré présomptueux en pensant que son nom seul représentait une infaillible garantie de succès ? Son « Ready Player One » (2018) avait bien engrangé un peu plus de 580 millions de dollars de recettes sans aucune star. Un film qui ne décrivait pas le monde d'hier, comme « West Side Story », mais celui de demain, à travers le destin d'un jeune homme qui fuit une réalité terne dans les arcanes virtuels d'un jeu vidéo. Ainsi, lorsqu'il observe le champ de bataille, l'auteur de « Jurassic Park » doit autant s'interroger sur « West Side Story » que sur « Don't Look Up » d'Adam McKay. Au cours de l'ultime semaine de 2021, l'humanité aura passé 152,29 millions d'heures devant cette comédie écolo-apocalyptique. Les chiffres fournis par Netflix, producteur et diffuseur du film, sont tout aussi vertigineux qu'invérifiables.
Cependant, chacun a pu le constater : à la table des réveillons ou au buffet des réseaux sociaux, les amours de Tony et Maria s'effaçaient derrière une comète venue pulvériser la Terre dans l'indifférence totale de ses habitants. Adam McKay, flanqué d'une troupe de superstars, a su réaliser une oeuvre populaire qui éveille les consciences. L'ambition spielbergienne par excellence.
Un panthéon américain
Cinéaste surdoué, Spielberg a débuté à la télé. Il y a notamment travaillé pour la série « Columbo » et tourné à 25 ans son premier long-métrage « Duel » (1971). La qualité exceptionnelle de cette course-poursuite entre un camion et une voiture a ouvert les salles à ce téléfilm. En ce temps-là, tout jeune metteur en scène ambitieux considérait le petit écran comme un tremplin vers le grand. En cinquante ans de carrière, Spielberg va ciseler au cinéma les clés de voûte de son pays. Le combat contre le nazisme (« Indiana Jones », « La liste de Schindler », « Il faut sauver le soldat Ryan »…), la figure de Lincoln et la lutte pour les droits civiques (« La couleur pourpre », « Amistad »), la liberté de la presse (« The Pentagone Papers »)… « West Side Story », monument de Broadway sur fond d'affrontements entre communautés, entendait offrir un nouveau pilier à ce panthéon américain.
Né en 1968, Adam McKay vient lui aussi du tube cathodique. Il a longtemps scénarisé la mythique émission de la NBC « Saturday Night Live ». C'est sur ces plateaux new-yorkais qu'il fait la connaissance de Will Ferrell. Avec ce comique prodigieux, il effectue ses premiers pas à Hollywood dans une série de comédies géniales et bouffonnes. « Présentateur vedette » (2004) et « Légendes vivantes » (2013), les deux épisodes des aventures de l'« Anchorman » Ron Burgundy, contiennent déjà les germes du succès de « Don't Look Up ! » : une satire caustique des médias et en particulier de la télévision. En 2015, c'est encore pour le cinéma que McKay tourne son meilleur film. « The Big Short : le casse du siècle » suit le destin de quelques personnages ayant anticipé la crise des subprimes quand chacun s'aveuglait de courbes enivrantes. Le film recycle encore l'influence de la télé, en glissant ici ou là des saynètes, comme autant de sketchs, où des stars dans leurs propres rôles s'adressent aux spectateurs.
La carrière d'Adam McKay prend son ampleur à un moment où les frontières entre grands et petits écrans se troublent. Dans plusieurs pays, « Don't look up» aura été vu en même temps sur écrans de smartphone et dans des cinémas. Le destin de ce film s'est d'ailleurs joué entre deux modèles. Le scénario a mijoté au sein de la vénérable Paramount avant de basculer dans l'escarcelle de Netflix en 2020. Jusqu'ici, la plate-forme avait développé des séries ambitieuses et des films de cinéma de moindre ampleur. Netflix avait déjà courtisé Martin Scorsese , Jane Campion, les frères Coen, David Fincher… Autant de grands metteurs en scène prestigieux, habitués des palmarès, admirés des cinéphiles et en panne de financement pour des projets risqués. « Don't Look Up » était une production d'une autre nature. Adam McKay proposait aux abonnés une grande comédie populaire réunissant quelques-unes des stars les plus en vue du moment : Leonardo DiCaprio, Jennifer Lawrence, Timothée Chalamet… un type de film qui jusqu'ici appartenait au pré carré des salles.
Ranimer les grands moments de cinéma
Dans ce paysage chamboulé, Steven Spielberg incarne peut-être la figure du dernier nabab, l'ultime seigneur d'une époque finissante où seules les majors étaient en mesure de diffuser à travers le monde entier des images, des histoires et des promesses de rêve américain. Au cinéma, familles et amis se rassemblaient autour de grands spectacles. A ce sujet, en mars dernier, Spielberg a publié dans le magazine Empire un texte bref et émouvant. Il y relate sa découverte émerveillée de « Lawrence D'Arabie » dans une salle de Phoenix, en compagnie de son père. Le petit Steven se montre autant fasciné par les images de David Lean que par leur effet sur un public, silencieux, hypnotisé, cigarette au bord des lèvres, suspendu au cheval de Peter O'Toole : « Lawrence, prenant tous les risques part au galop à la rescousse de Gasim et derrière lui, le soleil grandit comme s'il allait avaler le public tout entier. » À sa façon, « West Side Story » aurait voulu raviver ces moments de communion, revenir aux fondations du grand spectacle hollywoodien.
Aujourd'hui, bien que Netflix ait symboliquement installé ses bureaux sur le mythique Sunset Boulevard, sa généalogie ne le rattache pas à Hollywood mais à la Silicon Valley. Comme Amazon, la plate-forme reste fondamentalement un géant du numérique et non une « Major Company ». Netflix représente un monde futuriste numérique que Steven Spielberg connaît bien et dont-il se méfie.
En témoignent des films de science-fiction aussi inquiets que « A.I. Intelligence Artificielle », « Minority Report » et surtout la fin cauchemardesque de « Ready Player One », où des hordes de passants, marchent rivés sur leur portable, pareil à des morts-vivants. Dans ses dernières images, Spielberg sauvait son héros des gouffres du pessimisme. Il plaidait pour un retour au bonheur de vivre ensemble, à la saveur d'un baiser, à la chaleur d'une amitié. « Don't Look Up» préfère dans un éclat de rire prévoir l'extinction d'un monde qui ne mérite pas d'être sauvé.
Adam McKay a pourtant confié à l'acteur Mark Rylance un personnage qui ressemble à celui qu'il interprétait dans « Ready Player One ». Et le cinéaste se dit volontiers influencé par « Les dents de la mer »… de Steven Spielberg. Sa comète fatale serait une réincarnation du requin tueur auquel la mairie refuse de s'intéresser pour ne pas gâcher la saison touristique. « Don't Look Up » aura renversé la morale de ce conte horrifique, avec l'idée d'un prédateur qui dévore enfants et parents avant d'aller nager tranquillement vers le couchant. Dans la tête de Steven Spielberg, parmi des milliers d'histoires merveilleuses, un tel épilogue n'avait pas sa place. Avec son final grinçant, « Don't Look Up » augure non seulement de nouveaux horizons pour les plates-formes mais aussi d'une évolution du bavardage ordinaire. Désormais, des films s'immisceront dans des conversations qui depuis plusieurs années ne portaient plus que sur les séries. Sous une forme tout à fait nouvelle, entre l'allongé et le sucré, le cinéma reviendra à la machine à café.
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