Podle akademiotoelektronik, 15/03/2022
Dans les Vosges avec le grand photographe animalier Vincent Munier
De notre envoyé spécial Vincent Jolly (texte) et Emanuele Scorcelletti (photos)
«Tu vois, pendant le confinement, au moins il n'y avait pas de traces dans le ciel. » Dressé sur un rocher perçant une végétation roussie par les premiers rayons du soleil, Vincent Munier pointe du doigt les longues stries blanches qui viennent griffer le bleu clair de la voûte céleste. On devine que ces dix-huit derniers mois n'ont pas complètement déplu au photographe. La Covid-19 a surgi peu après l'aboutissement de sa dernière quête : la panthère des neiges. Et s'il y a bien une chose à retenir du film réalisé avec sa compagne Marie Amiguet, c'est que Vincent Munier est une créature de solitude. Un être qui doit avoir une vie intérieure très animée, comme analyse, admiratif, son compagnon des hauteurs Sylvain Tesson, qui a pu l'accompagner et découvrir les plaisirs immobiles de l'affût.
À lire aussiTibet : avec Sylvain Tesson, sur les traces de la panthère des neiges
L'affût, Munier le pratique depuis l'enfance. C'est dans les Vosges, au milieu de décors quasi canadiens qu'il a réalisé ses premières photos de la faune sauvage. Ce fut d'abord celle d'un cerf. Elle était floue. Depuis, il a appris à faire le point. Pas tout le temps, d'ailleurs. Car celui qui a su saisir le loup de l'Arctique, invisible depuis des décennies, ou les grues de Hokkaido dans leur danse de parade amoureuse, s'est depuis longtemps affranchi de toutes les barrières stylistiques. Flou, net, gros plan, paysage, piège photographique, téléobjectif, à l'affût ou à l'approche, en couleur ou en noir et blanc…
Escapades quotidiennes
Tout lui va tant qu'il peut témoigner du monde sauvage. « Je fais même du noir et blanc en couleur, parfois », plaisante-t-il en faisant référence à ses images d'un monde blanc, très blanc. Une liberté et une sensibilité au cœur de sa réussite.
Ce matin d'octobre, nous l'avons retrouvé chez lui avant que ne pointe l'aube. La pleine lune illuminait encore la route sinueuse qui descend du Haut- du-Tôt, près de Sapois, jusqu'à sa maison : une vieille grange qu'il a rénovée lui-même ; l'antre parfait pour ses escapades dans la nature. Il en revient tout juste. « C'était incroyable, je suis vraiment revenu pour vous », nous confie-t-il en offrant une tasse de café. On jurerait percevoir un soupçon de regret dans sa voix qui semble ne connaître que le registre du murmure –l'habitude de l'affût, sans doute. « Allez, on file, sinon, on va rater le lever du soleil. » Il attrape ses appareils, remonte la fermeture éclair d'une petite doudoune, s'empare d'un sac à dos accroché sur un mur où sont tendues de vieilles cartes, et saute dans son van abritant le reste de son matériel.
De retour sur son rocher sur les crêtes vosgiennes balayées par les bourrasques, Munier observe un automne déjà bien entamé. « C'est presque comme une première journée d'hiver », ressent-il. Les rafales d'un vent froid le font osciller sur son perchoir, tandis qu'il tente de suivre le vol d'un oiseau ; ces rafales qui commencent peu à peu à déshabiller la forêt. Comme pour la préparer à accueillir son manteau neigeux.« On va aller relever les pièges maintenant », nous annonce Munier. Autant lier l'utile à l'agréable. Il nous demande à demi-mot de ne pas révéler exactement les combes où il campe depuis parfois six ou sept ans avec ses pièges, qu'il camoufle habilement en récupérant les coques de transport des boîtiers sur lesquelles il colle du lichen et des brindilles.
Soif de découverte
« Si j'ai un loup grâce à vous, c'est champagne », lance-t-il en vérifiant le contenu d'un piège qu'il a laissé trois mois au même endroit. « Je les retrouve avec des marqueurs Google Maps. » Soyons honnête : il y a toujours une bonne part de chance dans la photographie dite animalière. De surcroît avec l'utilisation des pièges. Mais la seule chance ne suffit pas : il faut connaître et analyser son environnement pour tenter de prévoir les passages de la faune. À ce regard, le film de Marie Amiguet propose plusieurs séquences formidables sur cet aspect du travail de Munier.
Il serait injuste de réduire ce garçon semi-sauvage au simple statut de photographe animalier ou – pire – de photographe voyageur. Dans cette époque où tout le monde s'empresse de galvauder et de s'emparer des mots « aventure », « voyage » et « exploration » pour s'auréoler de la magie qu'ils renferment, la démarche de Munier ramène aux définitions littérales de ces termes. « Pour l'explorateur, l'aventure n'est simplement qu'une interruption non souhaitée de son sérieux labeur », écrivait dans son journal Roald Amundsen, qui a découvert le pôle Sud. « Il ne cherche pas les frissons, mais des faits à propos de l'inconnu. » Et c'est un peu cela que l'on retrouve chez Vincent Munier : cette soif de découvrir le monde qui ne peut s'étancher que par une minutieuse préparation et un savoir-faire très particulier.
Les explorateurs faisaient surgir du blanc des cartes des mondes inexplorés ; Munier fait surgir du blanc de la nature des créatures méconnues, ou mal connues, invisibles à l'œil nu et que l'on redécouvre sous un regard nouveau. À la différence de ce monde instagramesque dans lequel nous vivons, il ne s'échine pas comme d'autres à raconter sa propre légende de peur que personne ne le fasse à sa place.
“Fantômes de l'arctique”
Ses images suffisent car elles sont le fruit d'un travail et non d'une vanité : c'est au bout de six ans d'expéditions, à ski et à traîneau, souvent seul au milieu des steppes, qu'il est parvenu à capturer ces images des « fantômes de l'Arctique ».
Pour la panthère des neiges, l'exercice était similaire : six voyages au Tibet depuis 2011 pour ne la rencontrer pour la première fois qu'en 2016, soit près d'un quart de siècle après que l'animal a été pris pour la première fois en photo par George B. Schuller. Publiée en couverture de National Geographic, l'image historique est un peu brute et ne raconte pas la même poésie que celles rapportées par Munier. « Je n'aime pas trop les portraits, raconte-t-il. J'aime bien avoir un grand paysage avec une petite présence animale qu'on remarque à un moment. » Par exemple cette photo de la panthère, assise comme un sphinx devant une falaise. Son pelage la rend presque invisible, et il faut plusieurs secondes pour s'apercevoir que le félin est là – plongeant ses yeux dans l'objectif du photographe.
Il reste un paradoxe, chez Vincent Munier. Et le photographe le sait. Ses images, sublimes, ne font pas que témoigner d'un monde sauvage et merveilleux. Elles sont coupables malgré elles de faire naître chez le grand public l'envie d'aller voir par soi-même ce monde naturel.
Simplicité et sincérité
Ce conflit presque éthique, on le retrouve chez d'autres photographes de la même trempe que lui – comme Michael Nick Nichols, que Munier estime. Seule une poignée d'hommes ont la colonne vertébrale et le savoir-faire nécessaires pour partir seul en Arctique ou au Tibet pendant plusieurs mois. Et avant l'apogée du voyage de masse, ces happy few étaient les seuls à obtenir ce privilège d'accéder à ces zones reculées et aux trésors qu'elles renferment. Désormais, les paquebots de croisière sillonnent l'océan Austral et Arctique et l'avènement du low cost inonde chaque région du globe de cohues pressant le pas, qui partent aussi rapidement qu'elles sont arrivées.
« Je sais que l'on peut paraître arrogant : se rendre dans ces endroits incroyables, faire des photos pour ensuite dire aux gens qu'il ne faut pas y aller, confie Munier. Mais c'est important de comprendre que l'on n'y va pas n'importe comment. » N'importe qui, n'importe quand, n'importe comment et n'importe où : voilà bien pourtant le sens de l'époque. « C'est un peu triste. Mais si on veut vraiment protéger cette planète et la nature, il faut apprendre à renoncer à certaines choses. » Et revenir à une certaine forme de simplicité, de sincérité aussi. Deux sentiments que l'on retrouve dans chacune des photographies de Vincent Munier, quel que soit le lieu, quel que soit le sujet.
Alors que nous quittons les crêtes vosgiennes qu'il connaît par cœur, mais qui continuent de l'émerveiller comme au premier jour, nous lui demandons si – quand même –, malgré un confinement qu'il a assez bien vécu, l'appel du large ne commence pas à se faire sentir. « Un peu, forcément », concède, non sans une pointe de mélancolie, celui qui se concentre sur la sortie du film. L'un de ses prochains projets ? Les forêts vosgiennes, justement.
La Panthère des neiges, de Marie Amiguet, avec Vincent Munier et Sylvain Tesson, en salles le 15 décembre.
À lire aussi le beau livre adapté du récit de Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, avec une centaine de photographies inédites légendées (Gallimard, 240 p., 29,90 €).
Související články