By akademiotoelektronik, 09/05/2022
«Quelles erreurs de raisonnement ont permis l'acceptation du passe sanitaire ?»
Samuel Fitoussi est étudiant, fondateur et écrivain du blog satirique La Gazette de l'Étudiant.
La croyance que le passe résout la crise sanitaire alors qu'en réalité, il la prolonge
En 1999, la Nasa analyse dix-neuf catastrophes aériennes. Première cause d'accidents : l'incapacité du pilote à dévier du plan initial pour s'adapter à des éléments nouveaux. C'est le biais de continuation du plan : lancés vers un objectif, nous devenons aveugles à notre environnement et réticents à tout changement de trajectoire. Aujourd'hui, après deux ans de pandémie, nous semblons incapables de nous adapter à un nouvel environnement (vaccin, endémicité, absence de perspective) et de dévier du plan établi depuis deux ans (les solutions collectives).
Au début de la pandémie, les solutions collectives (masques, confinement, couvre-feux…) sont légitimes puisque 1) les taux de contagiosité et de létalité sont suffisamment élevés pour conférer à chacun le devoir de ne pas contaminer l'autre 2) le risque de débordement des hôpitaux est élevé ; et 3) la situation est temporaire.
Deux ans plus tard, un élément change complètement la donne : le vaccin. Le point 1) semble être rendu inopérant par la possibilité de réduire son risque individuel de décès de 90%, le point 2) est rendu inopérant par la forte couverture vaccinale des personnes à risque (le Royaume-Uni connaît depuis quelques mois des vagues de variant Delta avec parfois près de 50 000 cas quotidiens sans le moindre problème de capacité hospitalière) et le point 3) est caduc : avec 87% des plus de 12 ans vaccinés et un virus impossible à éliminer, la population ne sera jamais mieux protégée qu'aujourd'hui.
Il n'y a plus «d'étape d'après» (la troisième dose ? Mais la situation se répétera à l'identique dans quelques mois avec la quatrième). Une restriction que l'on juge légitime aujourd'hui n'aura pas moins de légitimité dans huit ans. Et puisque l'on peut affirmer que le port du masque à l'école ne sera pas acceptable pour l'éternité, la pandémie ne sera terminée que lorsque nous aurons décidé qu'elle l'est, lorsque nous aurons décrété que le Covid est désormais un virus au nom duquel on ne peut plus sacrifier les libertés individuelles pour promouvoir l'intérêt général. Boris Johnson en juillet dernier, pour justifier la levée de toutes les restrictions légales, y compris l'obligation du masque dans les transports : «Si pas maintenant, quand ?».
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De ce point de vue, le passe sanitaire, puisqu'il repose sur l'idée que la société possède encore le devoir de limiter la circulation virale, légitime la mise en place d'autres restrictions : fermeture des classes au moindre cas, jauges, masque dans les transports et sur les télésièges… À l'inverse, les pays qui refusent le passe sont ceux qui acceptent de dévier de trajectoire, qui acceptent l'endémicité et réintroduisent le concept de responsabilité individuelle face au risque.
Raisonnement théorique confirmé par les faits puisque aujourd'hui, la présence d'un passe sanitaire dans un pays est corrélée positivement avec la sévérité des restrictions. Les pays les plus libres en Europe sont le Royaume-Uni, la Norvège et la Suède - pays sans passe et sans masque à l'école. En France, alors qu'une dose de vaccin est accessible dans la journée à quiconque le souhaite, on continue à masquer des enfants de six ans pour protéger des adultes qui choisissent de ne pas se vacciner ou souhaitent pour eux le risque zéro.
L'insensibilité à la durée et à la quantité, qui nous mène à croire que le coût social du passe sanitaire est faible puisque «montrer son passe sanitaire prend 10 secondes »
En 1993, Daniel Kahneman, psychologue israélien (et prix Nobel d'économie en 2002), demande à des volontaires de classer plusieurs vidéos des plus déplaisantes aux plus plaisantes. L'unique facteur qui influence le classement : l'intensité des images. La longueur de la vidéo ne joue aucun rôle. C'est le biais d'insensibilité à la durée : nous jugeons la valeur d'une expérience en fonction du plaisir moyen qu'elle nous apporte, sans égard pour le temps qu'elle dure et donc pour la somme totale de bien-être ou de mal-être qu'elle nous fournit.
L'année suivante, William Desvousges, économiste américain, montre que la somme que nous sommes prêts à débourser pour sauver des oiseaux de la noyade n'est pas influencée par le nombre d'oiseaux à sauver. C'est le biais d'insensibilité aux ordres de grandeur : l'importance que nous accordons à un problème ne dépend que très peu du nombre de personnes qu'il affecte. Daniel Kahneman donne à ces deux phénomènes l'explication suivante : puisqu'il est impossible de se représenter un grand nombre d'éléments, nous réduisons des problèmes complexes à une seule image mentale (un moment précis de la vidéo, un oiseau se débattant dans l'eau…), image indépendante des notions de durée et de quantité.
C'est ainsi que nous procédons lorsque nous arguons que le coût social du passe sanitaire est faible puisque «montrer son passe prend dix secondes». Nous succombons à la fois au biais d'insensibilité à la quantité (les dix secondes sont à chaque fois perdues par 50 millions de Français) et au biais d'insensibilité à la durée (l'opération est répétée plusieurs fois par jour pendant plusieurs mois). Répétitions qui augmentent la nuisance sociale de la mesure mais aussi la probabilité qu'une personne donnée rencontre au moins une fois un hic (batterie, erreur de réseau, oubli du passe format papier, passe étranger non reconnu, problème technique, arbitraire de la personne qui scanne…).
Pire encore : puisque l'image mentale qui nous vient est celle d'un vacciné scannant son passe, nous oublions que la mesure affecte avant tout ceux qui n'ont pas de passe sanitaire. Or il est absurde d'évaluer le coût d'une telle mesure sans prendre en compte la réduction de bien-être des 6 millions de Français anti-vax exclus de la vie du pays (qu'on peut ou non trouver justifiée, mais qu'il faut prendre en compte).
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La théorie de l'identité sociale, où comment la psychologie nous programme pour adorer le passe
En 1971, le psychologue polonais Henri Tajfel divise arbitrairement des volontaires en deux groupes et leur demande de se répartir des ressources. Conclusion étonnante : les participants ne cherchent pas à maximiser la valeur des ressources détenues par leur groupe, mais plutôt l'écart de résultat entre les deux groupes. Explication de Tajfel : plus cet écart est élevé, plus le prestige social associé au fait d'être membre du groupe «gagnant» est positif.
Dans les années qui suivent, Henri Tajfel et son collègue John Turner théorisent le concept d'identité sociale. Ils démontrent que l'appartenance à un groupe - puisqu'elle fournit une définition de soi-même, un «concept de soi» - est un besoin humain vital. S'étant identifiés à un groupe, nous souhaitons rendre visible cette appartenance (au football, imaginez par exemple le supporter arborant le maillot de son équipe) et valoriser l'image de notre groupe par rapport aux autres. L'objectif : «se distinguer positivement».
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Si le passe sanitaire plaît tant, ce n'est donc pas uniquement car ses défenseurs mènent des analyses coût bénéfice étayées, mais aussi (surtout?) car il répond à des besoins psychologiques profonds. Besoin d'appartenance à un groupe puisque telle une carte de membre, le QR Code place ses possesseurs dans une catégorie (celle des citoyens responsables) et besoin de distinction positive puisque la loi augmente le différentiel de droits (et donc de statut social) entre le groupe des vaccinés et les autres.
Or c'est justement pour protéger les minorités des pulsions excluantes du plus grand nombre que les droits individuels ont été imaginés. Les mettre de côté pour flatter les bas instincts des vaccinés est contraire à l'esprit même de ces droits et ouvre la porte à la tyrannie de la majorité.
Le biais d'action, à cause duquel nous oublions l'alternative la plus simple au passe sanitaire
Pendant les périodes de sécheresse, certaines tribus sacrifiaient des enfants pour apaiser les dieux. Si la sécheresse prenait fin, c'était grâce au sacrifice ; sinon, il fallait sacrifier d'autres enfants. Aujourd'hui encore, nos cerveaux nous poussent encore à considérer que face à un problème, l'action est toujours préférable à l'inaction. Ce biais - théorisé pour la première fois en 2000 par les économistes Patt et Zeckhauser - explique par exemple pourquoi l'homéopathie et la chloroquine plaisent tant, ou encore pourquoi les gardiens de but choisissent presque toujours, pour arrêter un penalty, de plonger alors que statistiquement, ils ont intérêt à rester au milieu. Pour un gardien comme pour un homme politique, il est plus coûteux d'échouer en restant passif (pourquoi n'essaie-t-il même pas ?) que d'échouer en intervenant (au moins, il a tenté).
Face à la hausse du nombre de contaminations mi-juillet, il devient évident pour la plupart des Français qu'il «faut» agir, qu'il «faut» inciter à la vaccination. Succombant au biais d'action («Mais quelle alternative y avait-il au passe sanitaire ?») nous oublions qu'il existait une alternative simple au passe sanitaire : pas de passe sanitaire. Rappelons que le 12 juillet 2021 - date de l'annonce de la mesure - 36,6 millions de Français avaient reçu au moins une dose de vaccin (soit 70% des adultes et la très grande majorité des personnes âgées) : rien ne permettait d'affirmer que le risque de saturation des hôpitaux n'était pas déjà écarté. Le biais d'action explique sans doute pourquoi l'existence d'un dilemme «passe sanitaire ou reconfinement» fut si facilement acceptée : si l'on pense qu'il «faut» agir, il est logique de croire que l'inaction entraînerait une catastrophe.
Qu'on soit favorable ou opposé au passe, on ne peut nier que la mesure ne répondait pas à une urgence absolue (condition que remplissait, par exemple, le premier confinement) mais à l'éventualité d'une saturation hospitalière quelques mois plus tard. On peut s'inquiéter de ce que «l'action», surtout quand elle est si peu anodine, devienne la réponse par défaut à tout risque futur potentiel. Si l'on n'élève pas le degré de preuve nécessaire à la mise entre parenthèses de nos droits fondamentaux (celui de s'asseoir en terrasse sans se justifier d'un document, par exemple), la liberté risque de devenir l'exception et la parenthèse la norme.
Aujourd'hui, certains tentent d'adopter une position de fatalisme pragmatique : le passe a des défauts mais il est nécessaire pour inciter à la troisième dose et prévenir la saturation de nos hôpitaux cet hiver. Persuadés que l'absence de passe nous empêcherait d'inciter à la vaccination, nous ne jetons pas un regard au Royaume-Uni où près de 13 millions de personnes à risque ont reçu une troisième dose - trois fois plus qu'en France.
Il est même possible que le passe soit contreproductif pour nos hôpitaux. Allouer d'extraordinaires ressources à sa mise en place et à son application, c'est réduire celles qu'on alloue à la campagne de vaccination des personnes à risque. En France 81% des plus de 80 ans et 91% des 70-79 ans sont vaccinés contre respectivement 94 et 95% au Royaume-Uni, 93 et 98% en Finlande et 93 et 95% en Suède. Au Royaume-Uni, les rendez-vous de vaccination sont attribués par le gouvernement aux personnes âgées et leur sont communiqués directement par sms. Le Français de 89 ans, lui, est sommé de savoir utiliser Doctolib. Une différence dont il n'est pas question dans le débat public – peut-être parce que nous sommes trop occupés à interdire aux enfants de 13 ans non-vaccinés d'aller au cinéma.
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La croyance selon laquelle la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres
Contrairement à ce que semblent croire beaucoup des défenseurs du passe sanitaire, cette formule n'est pas absolue. Elle est donc insuffisante pour justifier que la liberté d'un non-vacciné de s'asseoir en terrasse doit s'arrêter là où commence celle d'un vacciné de ne pas se faire contaminer.
D'abord, la formule est disqualifiée par le fait qu'elle mène à des contradictions pratiques insolubles puisqu'on peut, en toute situation, la renverser : «La liberté d'un vacciné de ne pas se faire contaminer s'arrête là ou commence la liberté d'un non-vacciné de prendre un café en terrasse». Ensuite, on constate chaque année que la liberté des uns de prendre le métro sans masque (par exemple) ne s'arrête pas là où commence celle des autres de ne pas attraper la grippe. Il existe donc un niveau de risque que l'on est en droit de faire courir aux autres. La formule n'étant pas absolue, il convient de raisonner au cas par cas et d'évaluer toute mesure à l'aune de sa balance liberté supprimée pour certains, liberté obtenue (santé) pour d'autres.
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On pourrait ainsi arguer que c'est parce que le vaccin est efficace contre les formes graves que le passe sanitaire n'est pas justifié. Croire en l'efficacité du vaccin c'est aussi croire que «la liberté de ne pas se faire contaminer» a désormais une valeur relativement faible (les formes graves étant désormais réduites de 90%) et que c'est donc cette liberté-là qui doit s'arrêter là où commence celle d'un anti-vax de s'asseoir en terrasse. Promouvoir le passe sanitaire au nom d'un gain de liberté pour les vaccinés, c'est minorer l'efficacité du vaccin.
(On peut imaginer que les adeptes de cette formule confondent condition suffisante et condition nécessaire. Le gain de liberté pour certains est une condition nécessaire - mais pas suffisante - à la restriction d'une liberté pour d'autres. Une restriction de liberté pour certains doit nécessairement se justifier par un gain de liberté pour d'autres, mais un gain de liberté pour certains ne justifie pas nécessairement une restriction de liberté pour d'autres.)
À l'avenir, il faudrait se garder d'ériger ce dicton enfantin en programme politique : appliquée rigoureusement, il conduirait à la mise en place d'un passe sanitaire de vaccination contre la grippe, à l'interdiction des voitures manuelles (les accidents y sont plus fréquents qu'en voiture automatique), à l'obligation du port du masque pour l'éternité, à l'interdiction de la vente d'alcool….
Le biais d'induction, à cause duquel nous accordons trop peu d'égard au fait de constituer un précédent
Le problème de l'induction désigne le fait d'utiliser le passé pour prédire le futur et donc de surestimer la probabilité que le futur ressemble au passé. Une idée énoncée dès le 18ème siècle par le philosophe David Hume : «Ce n'est pas la raison mais l'habitude qui permet de supposer que le futur sera conforme au passé». Et reprise un siècle plus tard par Bertrand Russel, qui ironise sur la mauvaise surprise qui attend le poulet raisonnant par induction : «L'homme qui l'a nourri tous les jours finit par lui tordre le cou».
Programmés pour raisonner par induction, nous projetons les conséquences à long terme des restrictions dans une France semblable à celle d'aujourd'hui. Un défenseur du passe s'imaginera par exemple toujours d'accord avec les politiques de restrictions des libertés publiques, tout comme un vacciné aura tendance à sous-estimer la probabilité qu'il puisse un jour refuser une pratique sociale ou médicale encouragée par le gouvernement. Surestimant la permanence de notre rapport à l'autorité, nous accordons donc trop peu d'égard à la normalisation du procédé d'exclusion d'une partie de la population.
(Pour estimer correctement le coût lié à la constitution du précédent, nous devons garder en tête la loi de l'instrument, attribuée au psychologue américain Abraham Maslow. Elle désigne la tendance humaine à chercher un problème sur lesquels appliquer une solution plutôt que des solutions à un problème. Abraham Kaplan, philosophe, l'énonce ainsi : « Donnez un marteau à un jeune garçon et il trouvera que tout a besoin d'être martelé ». La solution du contrôle social via QR code est désormais entrée dans la boîte à outils. Au risque que nous soyons amenés à chercher des problèmes (réchauffement climatique, surpopulation, grippe…) sur lesquels appliquer ces outils. Conclusion : il faut choisir ses outils avec soin car il peut être judicieux de sacrifier de l'efficacité à court terme pour un gain à long terme.)
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