By akademiotoelektronik, 11/04/2022
Lanceurs réutilisables et vols habités: l'Europe spatiale cherche la bonne orbite
L'Europe assiste impuissante aux levées de fonds monumentales des start-up américaines du New Space (Rocket Lab, Virgin Orbit, Astra…). La valorisation combinée de la douzaine d'acteurs entrés au Nasdaq ces derniers mois atteint 27 milliards de dollars. Quant au projet de constellation souveraine de satellites télécoms lancé par le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton, il n'en est qu'au stade des études préliminaires, alors que SpaceX a déjà placé 1.700 satellites de son projet Starlink en orbite, et la start-up OneWeb, 348. "L'Europe commence à réinvestir, mais l'effort est loin de celui des Etats-Unis, de la Chine ou de l'Inde", résume Arthur Sauzay, auteur de plusieurs rapports sur la question pour l'Institut Montaigne.
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Compétition intra-européenne
Pour ne rien arranger, l'Europe doit aussi composer avec la résurgence d'un certain nationalisme spatial. L'Allemagne, sous le pilotage du coordinateur du gouvernement pour les affaires spatiales Thomas Jarzombek, pousse résolument les projets de microlanceurs de ses start-up Isar Aerospace ou RFA. "Berlin veut absolument son drapeau sur un lanceur, face à la fusée italienne Vega et une Ariane 6 ressentie comme trop française, résume un industriel. Pour l'instant, ce n'est que sur le segment des microlanceurs, mais il ne faut pas se voiler la face. Berlin veut se faire la main pour développer des lanceurs plus grands et s'imposer comme maître d'œuvre potentiel pour une Ariane 7." L'Allemagne soutient même un improbable projet de pas de tir flottant en mer du Nord: le ministre de l'Economie Peter Altmaier a annoncé que le gouvernement fédéral financerait la moitié de l'étude de faisabilité du projet… qui concurrencerait le site de Kourou.
Le lanceur Starship, de SpaceX, en test à Boca Chica (Texas). Cette fusée géante, totalement réutilisable, est conçue pour desservir la Lune et Mars. (Space X/Sp)
L'Italie n'est pas en reste: sous l'impulsion de son industriel Avio, elle pousse à une nouvelle version de Vega, Vega-E, qui pourrait empiéter sur les platebandes d'Ariane 6. Dans un rapport paru en 2019, le Sénat estimait que neuf missions institutionnelles pourraient être chipées par Vega-E au lanceur lourd européen.
Même la France semble se convertir à cette compétition intra-européenne. Lors de la présentation du plan France 2030 le 12 octobre, le président Macron a fixé un objectif clair à l'industrie française: développer un minilanceur réutilisable d'ici à 2026. Ce dernier devrait s'appuyer sur le démonstrateur Themis, doté du nouveau moteur à bas coût Prometheus, qui va entamer ses tests au sol ces prochaines semaines sur le site d'ArianeGroup à Vernon (Eure). "L'objectif de 2026 est à l'évidence une réponse à l'Allemagne, traduit un dirigeant du secteur. Le message, c'est: vous voulez de la concurrence? Très bien, on participe, et que le meilleur gagne."
Derrière des Etats-Unis intouchables, l'Europe semble faire jeu égal avec la Chine. Mais le chiffre chinois est à prendre avec des pincettes, faute de source fiable. (SOURCE: EUROCONSULT.)
Leadership sur les satellites
L'Europe spatiale pourrait-elle succomber à ces divisions? Les industriels se veulent rassurants: malgré les bisbilles, le soutien à Ariane 6 est bien au rendez-vous. L'Agence spatiale européenne (ESA) s'est engagée cet été à commander quatre tirs d'Ariane 6 par an pour des missions institutionnelles. "Cet engagement, qui s'inspire du modèle américain, permettra de couvrir les coûts fixes et d'être compétitifs à l'export", jure Stéphane Israël. Ariane 6, si elle n'est pas réutilisable, affiche quand même de solides atouts. Elle sera 50% moins chère qu'Ariane 5, et son moteur réallumable Vinci lui permet de mieux répondre aux besoins des constellations, le segment de marché le plus dynamique. "Nous travaillons aussi sur des évolutions qui vont encore améliorer la polyvalence et la compétitivité d'Ariane 6, comme le nouvel étage Astris, un étage supérieur en carbone, ou des boosters à poudre optimisés, indique André-Hubert Roussel, PDG d'Aria-neGroup. Avec ces innovations, on peut encore aller chercher 20% de compétitivité."
A plus long terme, les boosters latéraux pourraient être équipés du moteur Prometheus, et donc devenir réutilisables.
L'Europe conserve aussi de belles positions sur le segment des satellites. "Depuis le début de l'année, Airbus et Thales Alenia Space affichent 42% de parts de marché en volume sur les prises de commandes, contre 25% aux concurrents américains", souligne Maxime Puteaux, analyste au cabinet Euroconsult. Lors de la visite de Challenges mi-septembre, l'usine cannoise de Thales Alenia Space était d'ailleurs pleine comme un œuf, avec deux satellites géants en cours d'assemblage, SES-17 (lancé depuis par Ariane 5) et Konnect VHTS. "Ces satellites affichent des performances uniques du monde, assurait Marc-Henri Serre, patron de l'activité télécoms. Nous n'avons aucun complexe à avoir face à la concurrence."
Manque de fonds publics
Mais s'il veut rester un acteur de premier plan dans la course mondiale, le Vieux Continent va devoir encore accélérer. "L'Europe dispose d'un excellent tissu industriel et de solides compétences technologiques, mais l'investissement public reste insuffisant par rapport à celui des compétiteurs, estime Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), spécialiste de l'espace. Or, celui-ci est essentiel pour amorcer la pompe, comme on le voit avec le poids de la Nasa et du Pentagone dans les commandes aux start-up du New Space américain."
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La prochaine conférence ministérielle de l'ESA, prévue fin 2022, s'annonce donc décisive. "Face à la Chine et aux Etats-Unis, qui investissent des montants énormes, l'Europe ne peut pas se permettre de se diviser, estime Daniel Metzler, fondateur de la start-up allemande Isar Aerospace, qui développe le microlanceur Spectrum. Il faut à la fois accélérer les investissements et soutenir les acteurs du New Space européen, par exemple avec un nombre de lancements annuels commandés par l'ESA, la Commission et les Etats membres."
Projet de capsule habitée
De nombreuses voix s'élèvent également pour réclamer un grand programme de vol habité, qui permettrait à l'Europe de rejoindre le club très fermé des puissances capables d'envoyer des humains dans l'espace (Etats-Unis, Chine, Russie).
"Etre absent du segment n'est pas acceptable, j'en discuterai avec les Etats membres ces prochains mois", assurait le 27 octobre le patron de l'ESA Josef Aschbacher au congrès de l'IAC (International Astronautical Congress) à Dubaï. L'investissement nécessaire, entre 2,5 et 5 milliards de dollars sur sept ans de source industrielle, apparaît soutenable pour l'ESA, dont le budget est de 7,5 milliards de dollars.
Les compétences techniques sont aussi là: Airbus développe déjà une partie essentielle de la capsule habitée Orion de la Nasa, le module de service. Thales a construit la moitié de la partie pressurisée de la station spatiale internationale. Quant à ArianeGroup, il a transmis à l'ESA une proposition de capsule habitée, qui serait lancée par Ariane 6 à l'horizon 2030. "Nous avons toutes les briques technologiques pour faire du vol habité, la question est plutôt de voir s'il y a une volonté politique européenne", assure le patron du Cnes Philippe Baptiste. De fait, si la France apparaît intéressée par le projet, l'Allemagne n'a pour l'instant pas fait preuve d'un enthousiasme débordant.
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